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Attila à la Scala de Milan, une vision cinématographique dans de saisissants tableaux expressionnistes

“Le cinéma comme la peinture montre l’invisible” François Truffaut

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Odabella face à son passé et au sujet de son désir de vengeance (photo: Marco Brescia/Rudy Amisano pour le Teatro della Scala)

L’annonce d’un Attila mis en scène par Davide Livermore avait de quoi capter d’emblée l’intérêt avant même  que l’on ait pu goûter la sève des premières images de sa vision de l’œuvre verdienne. Il y a peu de metteurs en scène capables de transposer un opéra, de manière convaincante, dans un imaginaire qui lui est par essence étranger et Davide Livermore a incontestablement cette faculté. A cet égard, on se souvient de sa Carmen à Gênes, par laquelle, avec une grande pertinence, il a fait de la cigarière de Séville une icône de la révolution castriste. De même, on se souvient de sa Bohème aux Thermes de Caracalla, vue à travers le prisme des tableaux des impressionnistes, en forme d’hommage à la frénésie créative d’une fin de siècle, marquée par la révolution industrielle et la libération des arts faisant voler en éclat les cadres d’un académisme dépassé.

Pour cet Attila de la Scala, Davide Livermore s’abreuve ici encore à la source de sa culture picturale et cinématographique pour éclairer l’œuvre de Verdi dans une succession de saisissants fresques expressionnistes, livrant ainsi une vision crépusculaire d’une terre à l’architecture rongée par la guerre. De  l’ambiance berlinoise de la République de Weimar à une Rome occupée par l’ennemi évoquant les années quarante, le metteur en scène nous donne à voir des tableaux vivants aux chanteurs et figurants immobiles, comme une photographie d’un temps suspendu, avant que le souffle de l’action ne les enveloppe et que tout s’anime sous nos yeux. Ainsi, dans la superbe scène de rêve d’Attila, une des fresques de Raphaël de la Chambre d’Héliodore, apparaissant en arrière-plan, prend vie au moment où le songe du guerrier devient réalité. On note la grande maîtrise de Davide Livermore de l’utilisation de la vidéo qui apparait ici comme révélatrice de l’histoire des personnages et non comme support redondant du drame. A cet égard les images renvoyant à l’enfance d’Odabella  et à l’assassinat de sa famille par Attila sont d’un réalisme saisissant et disent tout de ce qu’elle porte en elle et qui abreuve sa soif vengeresse. La transposition de l’histoire dans un contexte de guerre, qui a de fortes résonances en nous, magnifiée par une atmosphère crépusculaire aux effets expressionnistes, fascine autant qu’elle impressionne.

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Attila dans des habits cinématographiques  (photo: Marco Brescia/Rudy Amisano pour le Teatro della Scala)

L’expression dans les gestes, dans la tension des corps, avant même que le chant ne s’exprime est une des forces de la direction d’acteurs de Davide Livermore. Et cette vision picturale, où chaque inflexion et expression est étudiée, nous est offert dans un écrin d’inspiration cinématographique somptueux. La scène d’ouverture en est à cet égard la quintessence. Dans vision presque apocalyptique d’une ville en proie aux flammes, apparaît un pont ferroviaire, soutenu par d’imposants pylônes, sur lequel se tiennent deux femmes face à des soldats, tous suspendus dans leurs expressions, entre effroi et colère. Ce pont entre ciel incandescent et terre dévastée, est une référence presque littérale au lieu de la mort de Pina, tombé sous les yeux de son fils, à Rome, dans le film de Roberto Rosselini, « Roma ville ouverte. Dans l’art de Davide Livermore, le cinéma a une empreinte forte, comme l’illustre également la scène du banquet qui renvoie clairement aux soirées orgiaques du film de Liliana Cavani « Le Portier de la Nuit » .  

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Attlia dans d’autres habits cinématographiques évoquant Les Portiers de la Nuit (photo: Marco Brescia/Rudy Amisano pour le Teatro della Scala)

Sous la direction de Livermore, les chanteurs deviennent tous comédiens. Le metteur en scène les accompagne, les  guide, et draine l’énergie nécessaire à une direction d’acteurs fluide. Ce travail scénique avec les artistes est à l’évidence facilité par la connaissance parfaite que Davide Livermore a de la voix en qualité d’enseignant du chant et de la musique à Turin et à Valence. C’est donc d’instinct, que le metteur en scène met les personnages et leurs interprètes au cœur de sa réflexion scénique, et recentre le propos sur l’essence même de leur être. Dans cette mise en lumière des protagonistes, la distribution réunie brille par sa cohérence et sa présence combinant l’art du chant à une interprétation habitée, faite chair et de sang.  Ildar Abdrazakov, se révèle ici pleinement dans l’art de la mezza voce et des nuances qui feront taire ses détracteurs qui lui reprochent parfois un manque de nuance et de subtilité. Son Attila à la voix solide, à l’émission douce et dosée, et au timbre riche de couleurs, est d’une grande noblesse en dépit de ses actions brutales. Par une posture digne, des gestes mesurés, le chanteur personnifie un Attila conscient du poids et des conséquences de ses actions et donne à la scène du rêve une dimension introspective de recherche de soi. Abdrazakov nous livre ici une interprétation intense en émotions, riche en intériorisation, qui laisse une empreinte forte. Dans une prise de rôle, Saioa Hernández, fière et digne Odabella, est sublime de présence et d’émotions, révélant un registre aigu d’une grande aisance, et un timbre lumineux.  Si la voix ne possède pas tout à fait l’agilité requise pour le rôle, un phrasé irréprochable, une belle ligne de chant, confèrent à cette interprétation une facture de haut niveau. Sur le plan dramatique, elle confère au personnage une douleur lumineuse qui sied à merveille à ce passé qu’Odabella porte chevillé au corps.  

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Odabella face à son destin, Saioa Hernández et Ildar Abdrazakov (photo: Marco Brescia/Rudy Amisano pour le Teatro della Scala)

Après des débuts un tantinet hésitants, Fabio Sartori s’est révélé au fil de la soirée un Foresto convaincant. La voix large bien projetée et à l’aigu lumineux déploie progressivement son potentiel atteignant un point culminant dans l’air du troisième acte « Oh, dolore, vivo! » magnifiquement interprété. Un air écrit par Verdi pour le ténor Scaligero Napoleone Moriani, qui joua le premier rôle de Foresto à La Scala le soir de Santo Stefano en 1846 et que Riccardo Chailly, en cette soirée d’ouverture, a choisi de réintroduire ici. Un choix judicieux qui se mue en une belle découverte pour le public pleinement conquis. George Petean, quant à lui, incarne un Ezio charismatique, doté d’une voix puissante et d’un timbre doux et chaud, qui tient magistralement tête à Attila dans un duo flamboyant de la fin du prologue dans une scène d’ailleurs au visuel impressionnant. En second rôles de luxe, Francesco Pittari et Gianluca Buratto, dans les rôles d’Uldino et de Leone, complètent la distribution, se distinguant, tous  deux, par une belle présence vocale. Le Choeur de la Scala, sous la direction de Bruno Casoni, est admirable d’homogénéité et donne à ses interventions une force émotionnelle indéniable.

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Enzo et Attila face à face, une explication au sommet, George Petean et Ildar Abdrazakov (photo: Marco Brescia/Rudy Amisano pour le Teatro della Scala)

De la fosse Riccardo Chailly veille scrupuleusement à contrôler la puissance orchestrale afin de toujours privilégier le plateau et donner les espaces de respiration nécessaires aux chanteurs. Sa direction d’une précision presque chirurgicale, met en lumière chaque détail de la partition. Sa baguette sait également être splendidement introspective dans les moments de repli intérieur, donnant notamment à la scène du rêve une enveloppe quasi élégiaque. Toutefois, la retenue affichée ne sied pas toujours à ce souffle, à cette emphase verdienne, et l’on peut regretter une flamme, une vaillance qui avait habité la direction du même Riccardo Chailly de cette Giovanna d’Arco d’anthologie en 2015. À noter le clin d’œil à Rossini, par l’ajout de cinq mesures introduisant le trio du troisième acte et que le Maître de Pesaro avait composées avant de les envoyer à Giuseppina Strepponi avec les mots “Sans la permission de Verdi”…

Cette production aux effets saisissants laisse une empreinte sur la mémoire. Il est rare de pouvoir dire qu’une vision peut transcender la perception que l’on peut avoir d’une œuvre. Et c’est précisément le cas ici, car l’art de peindre cultivé par le metteur en scène agit ici comme un révélateur au sens photographique du terme. En parant l’œuvre verdienne d’autres habits, il dévoile à notre regard l’essence d’Attila mais aussi le cœur battant de ses protagonistes. Une réussite, incontestablement.

Brigitte Maroillat

Otello au Staatsoper de Munich, un drame conjugal en vase clos dans une vision psychanalytique

 “Les souffrances de l’amour naissent de la lutte entre l’illusion qui a allumé la flamme et la désillusion qui va l’éteindre” (Eugène Marbeau)

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Anja Harteros, Jonas Kaufmann (photo Staatsoper de Munich)

Pour aborder les rives de cette nouvelle production d’Otello, vue lors de sa retransmission en direct dimanche dernier, il faut oublier tout ce qui nous évoque d’emblée la tragédie Verdienne; le maure à la peau d’ébène, les antagonismes socio-culturels, la discordance des âges et les habits de déploration affligée dont on pare habituellement le « Dio, mi potevi scagliar ». Dans cette mise en scène signée Amelie Niermeyer, il ne reste rien de ces éléments récurrents. Seul demeure le drame mais réduit à la seule dimension du couple Otello/Desdemone lequel a déjà, ici, une histoire, un vécu, et qui tente désespérément de se retrouver avant de basculer dans l’irrémédiable.

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Jonas Kaufmann et Anja Harteros (photo Staatsoper de Munich)

La jalousie n’est pas ici le ressort de l’histoire. Elle n’est qu’une goutte d’eau de plus dans l’océan des problèmes déjà en germe dans le couple. Dans un clair-obscur inquiétant, qui est l’exact reflet des relations entre les deux protagonistes principaux, tout le propos est focalisé sur ces derniers, et tout ce qui pourrait nous en détourner est ravi à notre regard. Ainsi, à l’ouverture, si on entend la clameur du peuple qui attend le retour d’Otello, ce n’est pas cette attente que l’on voit mais celle de Desdemone seule en scène, dans sa chambre, dans une posture mêlant inquiétude et tourments. De même, « L’esultate » n’est pas un cri de victoire à l’adresse du peuple mais les premiers mots dits par Otello à son épouse dès son arrivée à leur demeure, comme une exhortation à se retrouver et à surmonter la crise. Le drame de l’intérieur qui couve entre eux est exacerbé par un retour de guerre venant ajouter aux fêlures existantes d’autres blessures qui concourent à la fragilisation du couple. Sur scène, cette introspection de l’intime conduit à limiter le déroulement de l’histoire à la seule demeure du duo, dont on quitte rarement les murs, et dans laquelle d’ailleurs les autres personnages évoluent aussi comme s’ils n’avaient eux-mêmes d’existence qu’à travers le destin de Desdemone et d’Otello. La pénombre domine, antre des tourments, et seule la chambre au centre du plateau est traversée par un pâle éclairage, une lumière froide comme ce duo en sursis dont l’étoile pâlit chaque jour un peu plus au fil des désillusions. La chambre, symbole de la symbiose du couple, devient ici le lieu des désaccords et de confrontations qui mèneront aux déchirements et à l’irréparable.

Dans ce drame de l’intime, les interactions entre les personnages reposent intégralement sur l’intensité du jeu et l’expressivité des interprètes. A cet égard, si cette vision de l’intérieur parvient à captiver, voire à fasciner, c’est par l’investissement des chanteurs qui se jettent tout entier dans cette introspection psychanalytique de leurs personnages. Le duo Anja Harteros/Jonas Kaufmann  nous mènent très loin sur ces chemins intérieurs, et leurs gestes, leurs regards et la force de leur désespoir nous empoignent l’âme. Harteros, dans une dignité altière, tente de porter à bout de bras ce couple qui se liquéfie et de ramener sur la rive de la vie l’époux à la dérive. Car cette Desdemone est comme Cassandre, elle pressent le drame. Dès l’ouverture où elle est seule en scène, son inquiétude est palpable. Cette posture d’attente du pire, Harteros l’exprime de tout son être alors qu’elle n’a encore chanté aucune note. Sur le plan vocal, la voix est moins souple que par le passé, notamment dans le registre haut, mais quel charisme, quels poignants accents dans l’ « Ave Maria » et dans le duo du troisième acte et ce, en total osmose avec la voix de Jonas Kaufmann. Les deux chanteurs, au sommet de leur expressivité dramatique nous donnent ici un moment de pur émotion, entre passion et dépit, face aux incompréhensions et aux désillusions, qui les ont entamés.

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Anja Harteros, Jonas Kaufmann (photo Staatsoper de Munich)

Jonas Kaufmann, en vétéran de guerre, à la coupe militaire et à la tenue d’ancien JI, donne corps à un anti-héros. Son Otello est, en effet, loin d’être un guerrier triomphant mais un homme qui porte en lui une lassitude et une impuissance face à une situation où il se sent glisser mais ne sait que faire pour freiner sa chûte. C’est ce qu’exprime à merveille son « Dio, mi potevi scagliar » qui n’est pas ici une un apitoiement larmoyant, mais un voyage à l’intérieur de soi pour trouver une issue à la situation. Car il aime son épouse, et on sent cet amour qui lui brûle l’épiderme, qui le consume mais dans cette relation, il ne sait que faire de lui, de son mal-être qu’il traîne sur scène. Kaufmann est remarquable de justesse dans les affres intérieurs de son personnage qu’il porte dans ses gestes, dans ses regards, ce  qui lui permet d’alléger son chant de toute expression exagérée, pour concentrer cette intensité dramatique dans son jeu.  Sur le plan vocal, la voix s’est assombrie, mais cette couleur si particulière sied à merveille au personnage, tout comme à celui de Dick Johnson d’ailleurs. Depuis sa prise de rôle à Londres, l’artiste a, à l’évidence, mené à maturation la caractérisation du personnage et de ses oscillations d’être facilement manipulable, ce qui apparaît de manière éclatante dans ses confrontations avec Iago, entre fureur et effondrement, connivence et révolte.

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Jonas Kaufmann-Otello (photo Staatsoper de Munich)

Gerald Finley qui a brillé dans le répertoire Mozartien, confère à Iago une élégance canaille par une voix puissante et tout en rondeur, peut-être un tantinet trop classieuse pour un personnage d’une telle noirceur. Ici, son Iago est plus un prince de l’embrouille qu’une âme diabolique. Finley rugit avec la même arrogance piquante qu’il louvoie. Il toise de toute sa superbe ce petit monde auquel il se croit nettement supérieur. Il y a une ironie mordante dans cette interprétation, ce qui donne à ses confrontations avec l’Otello tout en nuances de Jonas Kaufmann une belle dimension. Le reste de la distribution, et notamment le Cassio de Evan Leroy Johnson, l’Amélia de Racheal Wilson, et le Ludovico de Bàlint Szabò sont d’une présence assez discrète, mais comment pourrait-il en être autrement dans une mise en scène recentrée sur le couple et qui ne laisse ainsi que peu d’espace aux autres protagonistes pour exister sur scène. Une mention spéciale doit être attribuée au chœur du théâtre qui donne une belle amplitude à ses interventions même confinées à l’ombre des coulisses.

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Gerald Finley et Jonas Kaufmann (photo Staatsoper de Munich)

Dans une fosse chauffée à blanc, Le chef Kirill Petrenko met le feu au pupitre et électrise le public en alternant une direction nerveuse, enlevée, d’une rare intensité dramatique et une lecture toute en nuance qui met en lumière les moindres détails de la partition, avec une fluidité, une limpidité admirable, laissant apparaître distinctement à l’oreille de l’auditeur la contribution de chaque sections instrumentales, de chaque solos. L’écoute de l’orchestre donne le frisson et on reste longtemps, après le spectacle, habité par cette émotion.

Cette production tout à la fois intrigante et captivante ramène l’œuvre Verdienne à son essence humaine. En revisitant l’histoire sous l’angle de ce couple qui vacille, elle replace les personnages au cœur du drame et les confrontent à leurs limites. Cette vision de l’intérieur est sublimée par des chanteurs-acteurs qui portent haut l’art de l’expressivité et par une éblouissante direction qui restitue ici toute l’amplitude du souffle originel de la partition. On regrette alors de n’avoir pu voir cette représentation dans les murs mêmes du théâtre et non par l’écran interposé d’une retransmission en direct.

Brigitte Maroillat